« Peut-être que nous devons accepter cet inacceptable, dire à voix haute ces mots qui nous ont humiliés »
Ancré dans le contemporain, ce livre s’inscrit en réponse à un refus des instances officielles du Québec d’employer l’expression « racisme systémique », malgré la demande de différentes associations. En réaction, l’ouvrage se présente alors comme une boîte à outils contre le racisme. Yara El Ghadban (YEG) et Rodney Saint-Éloi (RSE) y évoquent leur vécu personnel, mais s’appuient aussi sur la littérature pour s’attaquer aux tabous de l’histoire et aux préjugés. Ils débusquent ainsi le racisme dans les replis de notre langue, pour nous armer contre lui et provoquer le dialogue entre victimes, bourreaux, mais aussi témoins d’actes ou de paroles d’oppression.
Leur objectif est clairement affiché comme politique : RSE demande « Que peut-on contre une histoire ? Que peut-on contre un système, sinon raconter, sinon témoigner ? », et YEG affirme : « Écrire est un acte esthétique, un acte politique, un acte éthique ».
La dimension dialogique du livre
Les deux auteurs ont fait le choix d’adopter la forme d’une conversation intime, qui fait toute sa place à l’émotion personnelle et à l’échange entre eux, pour affronter les peurs et les colères. RSE indique dès le début : « Nous allons parler de racisme. Cela m’inquiète et me soulage à la fois. Comme si j’avais rendez-vous avec une histoire longtemps occultée. Une part de moi-même avec laquelle j’ai encore du mal. Et je sens cette part d’ombre grandir lentement. Le mot racisme, c’est tellement difficile. Comme le mot Nègre. […] Peut-être que nous devons accepter cet inacceptable, dire à voix haute ces mots qui nous ont humiliés. »
Ainsi, comme le souligne la presse canadienne à sa sortie, ce livre n’est ni un manifeste, ni un acte d’accusation, mais une invitation au dialogue comme base précieuse de co-construction de l’avenir.
L’originalité de l’ouvrage réside donc dans son aspect de recueil de conversations intimes, son air de discussion à bâtons rompus, « comme autour du feu ».
Le sentiment qui fonde d’emblée le livre est cette certitude : « il faut qu’on se parle ». Entendons : entre gens dits « racisés » (et d’abord dans le dialogue entre les deux auteurs) mais aussi avec des « non racisés ». En outre, la métaphore qui préside à la construction du livre est celle, traditionnelle, de l’arbre à palabre.
On notera que la structure compose une alternance parfaite entre YEG et RSE. Chacun réagit sur les thèmes avec sa propre culture, sa propre histoire, comme deux auteurs qui ont été, de par leurs origines, en prise directe avec les manifestations du racisme et leurs conséquences à l’échelle personnelle et historique.
À l’origine, la démarche des écrivains pour rédiger ce texte en collaboration a été d’engager un échange épistolaire, par mail, chacun répondant au texte écrit par l’autre. Cela explique le phénomène de reprise : les chapitres se focalisent sur des mots ou des thèmes sur lesquels rebondit à chaque fois le destinataire en y réfléchissant à son tour. Le livre est donc le fruit d’un processus véritablement dialogique.
Les interlocuteurs adoptent une posture énonciative claire et identifient le lieu identitaire depuis lequel ils parlent : « On est très conscients d’être une femme arabe et musulmane et un homme noir qui regardent le Québec ». « Face à la mer l’horizon devient plus large », explique Rodney Saint-Éloi. « L’humanité nous dépasse, elle est plus grande que nous, comme la mer. Yara et moi sommes des êtres d’exil. Nous sommes habités par la traversée et le risque. Dans ce livre, nous avons risqué nos imaginaires et nos pays ».
Le lecteur, ce complice
La migration est le plus souvent synonyme de solitude, d’un sentiment d’arrachement, d’ébranlement de son identité profonde : le livre souligne ces aspects, ainsi que le désespoir de ne pas être en phase avec les habitants du pays d’accueil. Ils révèlent l’incompréhension à laquelle ils se heurtent le plus souvent, à leur arrivée au Québec, comme dans le récit de la demande du passeport, qui, bien plus qu’un papier administratif pour le réfugié, est absolument vital : (« Chantal voulait un passeport pour aller à New York, je voulais un passeport pour exister » / « J’y associais mon humanité, mon avenir, ma dignité »). Les auteurs cherchent ainsi à nouer le dialogue avec le lecteur, en choisissant de narrer certains épisodes dont ils savent qu’ils révèlent la condition universelle du migrant : « Dès qu’on fait lire le livre aux gens, indique Yara El-Ghadban, ils se mettent à parler de leur propre expérience, qu’ils soient nés ici ou pas. C’était le défi qu’on s’était donné. On fait tous partie des rouages du racisme systémique, qu’on le veuille ou non. C’est la partie la plus difficile à accepter. »
Forme ultime de l’échange et du partage, l’amitié (entre les auteurs, avec le lecteur, avec les autres humains) est présentée dans le livre comme un recours. Un chapitre lui est d’ailleurs consacré.
Ici, l’amitié est définie comme la rencontre de l’autre et s’incarne dans le dialogue : entendre la voix de l’autre, savoir se voir en l’autre, est déjà un acte de lutte contre le racisme : « Il y a pire que le racisme, il y a de ces frontières que l’on érige au fond de soi de telle sorte qu’elles étouffent tous les sens. On peut passer une vie entière à prétendre être aveugle, sourd, muet, sans jamais toucher ni être touché par l’autre, encore moins entendre sa voix. Élever des générations qui se côtoient sans jamais se rencontrer. » Page 250, le texte fait référence au concept d’amitié selon Arendt qui la présente comme la plus noble des relations humaines. On se réfèrera aussi à la clôture du texte, dans sa dernière phrase, qui fait surgir la fraternité comme un horizon : « je cherche des compagnons de route ». Le livre, conçu comme une invitation à parler des préjugés, un support de conversation entre les hommes et les femmes concernés par le racisme, ne referme pas le questionnement dans les dernières pages mais ouvre au contraire sur un dialogue qui ne fait que commencer, car le combat ne peut-être que collectif.
Du témoignage intime au discours collectif
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Se ré-empuissanter dans et par les mots
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Extraits à lire et commenter
- Introduction par RSE : p. 9-10.
- La « première fois » de YEG : p. 21.
- L’école trace les frontières : p. 31-33.
- Anecdote du « passage » à l’école : p. 38-39.
- Récit de l’arrivée au Québec de RSE : p. 44-47.
- Un passeport pour exister : p. 50-53.
- Le territoire et l’écriture : p. 56-57.
- Commencer par la mer : p. 87.
- Le mot « nègre » : p. 89.
- Je ne suis pas raciste / Blacklister : p. 115-117.
- Le racisme inconscient (le médecin) : p. 121-125.
- Nommer pour contrôler / la diversité : p. 143-144.
- Exercice décolonial : la langue des dominants : p. 230-232.
En écho
Correspondances d’écrivains
- Lettres parisiennes, histoires d’exil de Nancy Huston et Leïla Sebbar
- Correspondance Camus/Char
Auteurs québécois cités par YEG/RSE
- Felix Leclerc
- Gabriel Roi
- Joséphine Bacon
- Gaston Miron
Autres poètes de la paix/de la liberté
- Pablo Neruda : Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée
- Mahmoud Darwich : La Terre nous est étroite, L’Exil recommencé
L’exil
- Jeanne Bennameur : L’Exil n’a pas d’ombre (poésie)
- Laurent Gaudé : Salina (récit)
- Laurent Gaudé : De sang et de lumière (poésie)
- Chamoiseau : Frères migrants (poésie)
La culture créole, la créolisation de la langue
- Édouard Glissant : Pays rêvé, pays réel
- Saint John Perse : Éloges
- Jean d’Amérique : Rhapsodie rouge
- Chamoiseau : Texaco
La négritude des poètes
- Léopold Sédar Senghor : Chants d’ombre
- Aimé Césaire : Cahier d’un retour au pays natal
- Léon-Gontran Damas : « Solde » in Pigments
Fonction du poète : groupement classique
- La quête de la beauté, l’alchimie : Rimbaud, Baudelaire…
- L’engagement social et humain : Hugo, Desnos, Aragon…
Poésie contemporaine et regard sur le monde
- Gaël Faye : Petit pays
- Kae Tempest : Les Nouveaux Anciens
- Christophe Dauphin : Un fanal pour le vivant
Poésie amoureuse : la tradition lyrique
- Éloges et blasons : Marot, Ronsard, Baudelaire, Éluard, Verlaine…
Textes sur l’esclavage
- Montaigne : Essais (Des cannibales : civilisation et barbarie)
- Voltaire : Candide
- Diderot : Supplément au voyage de Bougainville
- Montesquieu : De l’esclavage des nègres (Esprit des lois)
- Daenninckx : Le Reflet (nouvelle)
- C. Taubira : L’Esclavage raconté à ma fille
- Toni Morisson : Beloved
- Sophie Cherer : La Vraie Couleur de la vanille
- Franz Fanon : Les Damnés de la Terre (et préface de Sartre)
- Leiris : Race et civilisation
- Claude Levi-Strauss : Tristes tropiques, Race et histoire…
- Extraits de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 / Décret d’abolition par la Convention, 1794 / Code Noir de 1685
- Aimé Césaire : Discours prononcé le 21 juillet 1945 à l’occasion de la fête traditionnelle dite de Victor Schœlcher
- Lamartine : De l’émancipation des esclaves
- Condorcet : Réflexions sur l’esclavage des nègres
- Marivaux : Île aux esclaves
- Sartre : Préface aux damnés de la Terre de Frantz Fanon
- Tournier : Vendredi ou les limbes du pacifique
- Roland Barthes : Bichon chez les Nègres (Mythologies)
- J-C Carrière : La Controverse de Valladolid (et adaptation cinéma)
- Anthologie : C’est à ce prix que vous mangez du sucre (Étonnants classiques)
Biographies sensibles
- Emmanuelle Favier : Virginia
- Joyce Carol Oates : Blonde (sur Marilyn Monroe)
BD :
- Bourgeon F : Les Passagers du vent, 12bis éditions
- Che, biographie du Che par Alberto Breccia et Hector Oesterheld
MUSIQUE :
- RAP : Ministère Ä.M.E.R : Le Savoir – Fabe : Code noir – IAM : Tam-tam de l’Afrique
- Abd al Malik : Le Jeune Noir à l’épée (Récit poétique + CD)
CINÉMA : esclavage, ségrégation, racisme
- Mc Queen : Twelve years a slave
- S. Spielberg : Amistad / Lincoln
- J. Demme : Beloved
- Lee Daniels : Le Majordome
- Tate Taylor : La Couleur des sentiments
- Richard Attenborough : Freedom Cry
- P. Farrelly : Green Book
SÉRIE :
- Roots (Alex Haley)
ARTS VISUELS :
- François-Auguste Biard : L’Abolition de l’esclavage
- Laurent Valère : Cap 110 ; Mémoire et Fraternité, 1998
- Fabrice Hyber : Le Cri, l’écrit, 2007
- Léa de Saint-Julien : La Forêt des Mânes, 2006 (installation multi-sensorielle)
AUTRES RESSOURCES EN LIGNE :
- Comité national pour la mémoire et l’histoire de l’esclavage : www.cnmhe.fr
- https://histoirecoloniale.net
- EDUSCOL : Journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions : https://eduscol.education.fr/cid45786/journee-nationale-des-me- moires-de-la-traite-de-l-esclavage-et-de-leurs-abolitions.html
VIDÉO :
• Lecture d’extraits de Les racistes n’ont jamais vu la mer par les auteurs, sur la page Facebook de la Maison de la Littérature : www.facebook.com/watch/li- ve/?ref=watch_permalink&v=2502430466553851
Pistes pédagogiques
ATELIERS D’ÉCRITURE
Atelier d’argumentation
- La boîte à outils anti-raciste :
- En reparcourant les différents points abordés par les Racistes, chacun choisit un angle d’attaque contre le racisme et développe un paragraphe argumentatif de manière structurée (connecteurs, introduction, développement, exemple, conclu- sion).
- L’arbre à palabre :
- Version orale de l’exercice précédent : sur le modèle de l’arbre à palabre, dans la salle, chacun à son tour, les participants se lèvent et lisent le texte écrit dans l’ate- lier précédent. Aucun ordre n’est prédéfini ; il s’agit de percevoir quel est le meilleur moment pour intervenir et relier son argument aux précédents de manière logique et fluide.
Atelier épistolaire
- Cet atelier repose sur une correspondance (papier ou par mail) avec un de vos camarades. Vous échangerez à propos d’un mot choisi en commun comme point de départ de la conversation épistolaire. Chacun pourra présenter ce qu’évoque pour lui le mot, dans sa culture, son histoire personnelle… On pensera à travailler les question/réponses et les fils de reprise d’un courrier à l’autre.
Ateliers récit
- Atelier « premières fois ». En vous inspirant du chapitre des Racistes où les deux auteurs racontent leur première confrontation avec le racisme, vous raconterez la première expérience que vous avez faite (vous-même ou en tant que témoin) d’une réaction de rejet, d’intolérance, de harcèlement. Vous mettrez en avant les préjugés à l’œuvre dans cette scène. Votre texte se développera en 3 temps : le récit de la scène, vos émotions, et un dernier paragraphe réflexif.
- Atelier « solutions » : dans le prolongement du récit précédent (récit d’une scène de rejet), vous imaginerez une issue positive en imaginant comment la victime et/ou les témoins auraient pu réagir (moment de lutte collective, de fraternité et de victoire, comme l’épisode, dans Les Racistes, des voix qui se lèvent contre un chauffeur raciste dans un bus).
- Atelier « premières fois » N° 2 : Comme YEG et RSE, racontez une « première fois », mais choisir cette fois une découverte heureuse, un moment où l’humanité, la compassion s’est exprimée.
- À la manière de RSE lorsqu’il évoque sa grand-mère et l’héritage qu’elle lui a légué, vous rédigerez le portrait d’une personne qui a compté ou compte encore pour vous. Votre texte mettra en avant les valeurs, les savoirs qui vous ont été transmis.
- Polyphonie : à la manière de YEG dans JSAS, vous travaillerez sur la multiplication des points de vue narratifs. En jouant sur la focalisation, vous proposerez le récit d’une anecdote racontée par trois personnages différents. Vous travaillerez l’écriture de manière à bien différencier les trois voix, les « styles » des personnages (lexique, rythme, registre de langue…).
Ateliers poésie
- Autour d’un mot : « ces mots qui nous sauvent, ces mots guérisseurs que toute personne persécutée porte dans son sac de médecines » À la manière de RSE et YEG dans Les Racistes, avec le mot « rêve » par exemple, travailler à partir d’un mot que vous aimez. Creusez son étymologie, ses connotations, ce qu’il évoque pour vous (liens avec votre culture, votre histoire personnelle…). On pourra s’appuyer aussi sur le travail étymologique de Sophie Chérer dans Renommer. Pour choisir le mot, établir une liste personnelle, ou travailler en groupe et piocher dans la liste des autres. La mise en commun des textes autour d’un mot peut donner lieu à la constitution d’un petit glossaire collectif.
- La voix des autres : tenir un carnet d’enquête, dans lequel on fera pendant une semaine une collecte de mots. On sera attentif aux paroles prononcées par les proches mais aussi les inconnus, et parmi les mots et expressions entendus on re- lèvera ce qui plaît/touche/surprend… On rédigera ensuite un poème polyphonique, en vers libre, où toutes ces voix seront entremêlées.
- Poème-hommage : à une grand-mère ou un grand-père à la manière de RSE dans Les Racistes et/ou dans NTPP. Construction en 3 strophes : évocation de l’apparence de l’aïeul/ ses mots/son héritage.
ORAL
- Exposé autour du livre Les Racistes : sur les pays des 2 auteurs
- (Québec, Palestine et Haïti).
- Exposé de groupe sur l’histoire de l’esclavage / sur le colonialisme.
- Exposé sur les associations de lutte contre le racisme.
- Présentation du livre de Sophie Chérer : La Vraie Couleur de la vanille.
- Compte rendu d’une biographie d’homme/femme célèbre, et comparaison avec la démarche de YEG dans JSAS.
Crédits
Ce dossier a été réalisé par l’Agence Livre & Lecture Bourgogne-Franche-Comté dans le cadre du festival Les Petites Fugues et rédigé par l’enseignante et autrice Cathy Jurado.