Publication
Extrait
« Je cherche le ciel pour mieux le maudire, je veux te saisir entière, Chicoutimi, pour connaître le visage de celle que j’haïs. J’ai hâte de te voir ravagée. J’ai tellement hâte de te voir agonisante, de voir tes yeux en détresse implorer ma pitié. Mais je serai sans pitié. Je n’en peux plus d’attendre ta destruction, d’espérer une catastrophe qui mettrait fin à tes jours, qui te rayerait de la carte. C’est moi qui te détruirai, Chicoutimi. En consultant le ciel, en parlant aux astres et aux puissances occultes, à tous ces morts que tu portes en toi, j’ai reçu ma mission. J’ai rêvé ta fin toutes les nuits. Je ferai œuvre de ta destruction, je serai un artificier splendide ; la démolition systématique à laquelle je me prépare, seuls les saints et les hypocrites n’en conviendront pas, sera bien agréable. Tu mourras dans le rire salubre des enfants, et cette dévastation éblouira le monde entier. Tu es l’abcès qui pourrit le vide, la tumeur qui ronge le néant, Chicoutimi, et quand viendra la délivrance tous jouiront devant ton effacement. Le monde ne te portera plus, on ne pensera plus jamais le monde à partir de toi, de la profondeur de tes espaces. Tu te retrouveras enfin dans la poubelle de l’Histoire, ne subsistant qu’au détour d’une phrase trop longue, mal rédigée, dans un paragraphe refoulé, peut-être coupé à l’édition, une bête note de bas de page, un renvoi à un autre ouvrage, épuisé, introuvable. Les mémoires ne conserveront que ton nom, que ton point minuscule sur les cartes anciennes du monde et des astres, ces mappemondes que les enfants à venir examineront en rêvant comme on rêve en regardant les monstres qui vivaient jadis aux confins des mers inconnues. » (p. 126-127)
Biographie
Kevin Lambert est un auteur québécois né au Saguenay. Il a soutenu, à l’Université de Montréal, une thèse de doctorat en création littéraire. Son premier roman, Tu aimeras ce que tu as tué, est paru en 2017. Son second roman, Querelle de Roberval, paru en 2018, obtient le prix Sade et le Prix Ringuet de l’Académie des lettres du Québec en plus de décrocher une nomination au prix Médicis. Son troisième et plus récent roman, Que notre joie demeure (2022), fait partie de la première sélection du prestigieux prix Goncourt et remporte le prix Médicis. L’œuvre de Lambert, entièrement publiée au Québec chez Héliotrope et au Nouvel Attila en France, lui a permis de s’imposer comme une figure phare du milieu des lettres francophones contemporaines.
Résumé
À Chicoutimi, les enfants morts reviennent hanter le présent. Faldistoire, le narrateur, est assassiné à quatre ans par son grand-père à la suite de sévices sexuels, Sylvie meurt déchiquetée par une déneigeuse, Croustine poussé par son père dans un enclos de couguars et Sébastien la gorge tranchée par son père. La plupart des enfants, à la suite de ces évènements horribles, peuplent la ville sous forme de revenants. Ils fréquentent l’école primaire puis secondaire, vivent chez leurs parents dysfonctionnels, entretiennent des amitiés teintées d’érotisme, pratiquent la sorcellerie. Faldistoire a pour amants deux personnages nommés Almanach et Kevin Lambert, avec qui il entretient une sexualité débridée. De la découverte de soi aux déceptions amoureuses, les spectres se comportent comme des vivants ; leur enfance et leur adolescence sont en apparence normales. Or, chez ces enfants morts sommeillent une rage et une soif de vengeance. Ils fomentent l’entière destruction de Chicoutimi, par le feu et le sang, pour purifier la ville de ses péchés et la rebâtir de ses cendres.
Situer l’œuvre
Publié en 2017, Tu aimeras ce que tu as tué est le premier roman de Kevin Lambert. Le roman s’articule autour de thèmes qui parcourront ses textes suivants : la sexualité, les inégalités, le genre, la violence, les régions québécoises et la mort. Le texte, qui se range sous les auspices d’auteurs controversés comme Jean Genet et Hervé Guibert, dont il fait explicitement mention, livre une prose incendiaire qui s’attaque directement au conservatisme réactionnaire et aux stéréotypes latents qui rancissent la société.
L’auteur brouille volontairement les frontières temporelles du roman, qui ne se soumet pas à une logique narrative linéaire. L’action, à s’en fier aux indices qui parsèment le texte, se déroule à l’époque contemporaine, soit à l’aube des années 2000. L’intrigue évoque par exemple directement les évènements du 11 septembre 2001, mentionne des artistes dont l’œuvre est plus ou moins récente (Guillaume Dustan, Robert Mapplethorpe, Kurt Cobain) ; et fait même allusion àune Xbox. D’un point de vue spatial, presque tout le roman tient Chicoutimi comme lieu du récit.
Tantôt explicitement, tantôt implicitement, quelques personnages dans Tu aimeras ce que tu as tué appartiennent à des communautés marginalisées. L’homosexualité du narrateur, Faldistoire, constitue un important nœud narratif : Faldistoire entretient des rapports sexuels avec Kevin Lambert (ce personnage, dans un clin d’œil complice, porte le même nom que l’auteur), qui refoule son orientation sexuelle, et avec Almanach, dont la peau foncée témoigne de son appartenance à une minorité visible et constitue un marqueur d’altérité qui pousse les autres enfants à l’ostraciser. À ceux-ci s’ajoute également Paule, une personne transgenre incomprise par ses parents, méprisée par sa famille et honnie par une société qui la repousse vers les marges. La graphie de son nom, qui varie entre Paul et Paule, illustre sa transition. L’appartenance de ces personnages à la communauté LGBTQ+ fait partie des enjeux les plus prégnants du roman, puisque leur rapport aux adultes et plus largement à la société est induit par leur sexualité et leur identité de genre. D’un point de vue local, le roman fait écho aux nombreux débats sur l’homophobie, la transphobie, l’intolérance et l’identité de genre qui ont fait rage au Québec lors des dernières années.
Thématiques
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Esthétique
Le texte appartient au genre romanesque. Si l’œuvre ne relève pas d’un courant littéraire précis, elle se place à rebours de tout un ensemble de textes dont le discours, parfois involontairement, parfois volontairement, mythifie et idéalise le territoire québécois, en particulier les régions. L’auteur s’emploie plutôt dans le roman à déconstruire l’image stéréotypée de la région et à repenser la vision stéréotypée et romantisée que nous entretenons parfois par rapport à cette partie du territoire, en raison notamment des représentations qui en sont faites dans les romans ou encore dans les films, et au regard de sa place importante dans l’histoire québécoise.
Dans sa forme, le texte est atypique. Il ne raconte pas une histoire linéaire dont on suivrait la chronologie du début à la fin. Les chapitres relatent plutôt une série de faits divers se déroulant à Chicoutimi. Ces faits divers sont tous plus horribles les uns que les autres et ils convergent vers la destruction de Chicoutimi. La narration répond plus aux impératifs thématiques et figuratifs que temporels. Le texte, par la récurrence de la présence de revenants, se range à certains égards dans un univers fantastique. Trois parties composent le roman, entièrement fragmenté. Sa forme est parfois annulaire et l’emploi de l’analepse, procédé stylistique qui consiste à revenir sur des évènements passés, est fréquent. Le roman est tout aussi singulier du point de vue énonciatif. Si le « je » de Faldistoire préside à l’essentiel de la narration, il s’efface parfois au profit d’un « nous » ou d’un « on », dont la provenance est plus difficilement identifiable, et dont l’usage engage la collectivité de ces enfants suppliciés. Il est d’ailleurs difficile de réconcilier le ton et le vocabulaire employés par la narration avec la parole d’un enfant (Faldistoire est un narrateur-enfant). Comme si à sa voix se superposait une conscience anonyme. Si peu de dialogues apparaissent au fil du roman, la langue du texte offre souvent à lire un registre oral, qui se conjugue avec une langue plus savante et travaillée. Souvent, la narration vise à reproduire un vernaculaire québécois et les effets d’oralité de la langue parlée, en ayant notamment recours à la suppression des marques de négation et à une nomenclature proprement québécoise et familière, émaillée d’anglicismes et de néologismes.
Ressources
Radio-Canada, « Audio fil du mercredi 19 avril 2017 », Plus on est de fous, plus on lit!, https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/plus-on-est-de-fous-plus-on-lit/episodes/379291/audio-fil-du-mercredi-19-avril-2017 (19 avril 2017).
Court entretien entre Kevin Lambert et Marie-Louise Arsenault à l’émission Plus on est de fous plus on lit, réalisé en marge de la parution du roman en 2017. Sont abordés, entre autres, ses études et ses recherches sur Victor-Lévy Beaulieu, sa relation complexe avec la ville de son enfance, Chicoutimi, et les thèmes qui parcourent le roman (l’imaginaire religieux, l’apocalypse, l’iniquité). En prime, Lambert offre une courte lecture d’un extrait.
Langevin, Francis, « Mourir en région », Voix et Images, vol. 45, no 1 (133), Automne 2019, p. 29-47.
Cet article scientifique de Francis Langevin se penche sur quelques fictions québécoises qui abordent de manière plus ou moins explicite le thème de la région, et s’intéresse particulièrement à Tu aimeras ce que tu as tué et à la manière dont les motifs du roman participent de ce que l’auteur nomme un métatrope de la région, un réseau interfigural de thèmes et de motifs qui caractérisent l’espace-temps dans les représentations de la région.
Glossaire
Hétéronormativité
1 1 Natacha Chetcuti, « Hétéronormativité et hétérosocialité », Raison présente, n° 183, 3e trimestre 2012. Sexualités, normativités, p. 69-77. Il s’agit d’un système normatif, souvent centré sur les normes masculines qui privilégie les normes hétérosexuelles et les présente comme naturelles. Cette conception, dans le roman comme dans la société, présuppose une hiérarchie qui institue la supériorité des rapports hétérosexuels et invisibilise du même coup les femmes et les minorités sexuelles.
Intolérance
2 2 Dictionnaire le Robert, « Intolérance », https://dictionnaire.lerobert.com/definition/intolerance (26 3 3 4 4 septembre 2023). Concept large qui inclut toute forme de haine ou de discrimination : identitaire, raciale, sexuelle, genrée, etc. L’intolérance est un large spectre qui va des violences verbales, psychologiques et physiques jusqu’aux violences systémiques et institutionnelles. L’intolérance peut également se rapporter au regard qu’une société donnée (Chicoutimi dans le texte, par exemple) pose sur une frange de la société qu’elle juge indésirable.
Queer
5 5 Beatriz Preciado, « Multitudes queer. Notes pour une politique des “anormaux” », Multitudes, vol. 12, no 2, 2003, p. 17-25. Passé dans la langue française à partir de l’anglais, le terme désignait à l’origine l’étrange, le bizarre, l’anormal. La communauté LGBTQIA2+ s’est réapproprié le terme qui signifie désormais une personne faisant partie d’une minorité sexuelle ou de genre, ou encore quelqu’un qui n’adhère pas à l’hétéronormativité, comme plusieurs personnages du roman.
Transphobie
6 6 Arnaud Alessandrin, « Transphobie(s) », Sociologie des transidentités (Arnaud Alessandrin dir.), Paris, Le Cavalier Bleu, 2018, p. 71-89. La transphobie peut se définir comme une attitude haineuse, intolérante ou discriminatoire envers les personnes transgenres. Elle peut se traduire par une haine ou de l’hostilité et constituer un vecteur d’actions violentes. La transphobie s’étend par ailleurs à la dénégation de l’existence et des droits des personnes trans.
Crédits
L’Espace de la diversité reconnaît l’aide financière, du Conseil des Arts du Canada, du Conseil des arts et des lettres du Québec, du Conseil des arts de Montréal, de la Société de développement des entreprises culturelles et de la Fondation Lucie et André Chagnon.
- Conseillère-experte en littérature : Lorrie Jean-Louis
- Consultante pédagogique : Marie Brodeur Gélinas
- Coordination : Selma Guessous
- Recherche et rédaction : Philippe Gendron-Turcotte
- Révision linguistique : Monique Moisan
Espace de la diversité
1260, rue Bélanger, bur. 201
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Tél. : 438-383-2433
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- 1 Natacha Chetcuti, « Hétéronormativité et hétérosocialité », Raison présente, n° 183, 3e trimestre 2012. Sexualités, normativités, p. 69-77.
- 2 Dictionnaire le Robert, « Intolérance », https://dictionnaire.lerobert.com/definition/intolerance (26
- 3
- 4 septembre 2023).
- 5 Beatriz Preciado, « Multitudes queer. Notes pour une politique des “anormaux” », Multitudes, vol. 12, no 2, 2003, p. 17-25.
- 6 Arnaud Alessandrin, « Transphobie(s) », Sociologie des transidentités (Arnaud Alessandrin dir.), Paris, Le Cavalier Bleu, 2018, p. 71-89.