Publication
« – déjà les larmes me montent aux yeux –
ce qui ne diminuera point ma culpabilité
il ne sert à rien de pleurer
les faits sont les faits
et constituent
la mauvaise mère que j’ai été. » (p. 146)
Biographie de l’auteure
Née en Allemagne en 1924, Marguerite Andersen a vécu avec sa famille en Europe, en Afrique et aux États-Unis. Après avoir enseigné le français dans plusieurs pays, elle s’établit au Canada en 1958 où elle enseigne la littérature à l’Université de Guelph, dans le sud-ouest de l’Ontario. Andersen publie à l’âge de 58 ans son premier essai Mother was not a person (Content Publishing et Black Rose Books) en 1972. C’est le début d’une riche carrière littéraire : elle publie une vingtaine d’ouvrages pour lesquels elle a remporté plusieurs prix sur les plans local, provincial et national. Elle écrit surtout des romans, des nouvelles et des récits poétiques, mais aussi des essais et un peu de théâtre. Ses publications s’inspirent de sa vie, de ses trois enfants et de son parcours d’immigrante pour nourrir une écriture moderne et féministe. Andersen meurt en octobre 2022, à l’âge de 97 ans.
Résumé de l’œuvre
Dans La mauvaise mère, Marguerite Andersen revisite son expérience de la maternité. Alors qu’elle est enceinte de son amant français, elle quitte l’Allemagne pour la Tunisie. S’amorce un parcours qui l’entraîne au fil de ses amours et de ses aventures, sur trois continents. Son périple s’achève au Canada où elle s’installe à Montréal avec Martin, son fils aîné, laissant Michel, son deuxième fils, avec son père. À travers ses errances et ses séparations, l’auteure remet ses choix en question et fait des aveux. Ces confessions révèlent les enjeux auxquels sont confrontées les femmes, soit de choisir entre l’abnégation de soi imposée par la maternité et un désir d’exister pour soi-même.
Situer l’œuvre
La mauvaise mère est un récit autobiographique comprenant quatre-vingt-douze courts chapitres narrés en vers libres. Andersen y présente un bilan de sa vie dans une forme hybride entre récit, journal, carnet de voyage, prose, confession, poème et nouvelle. La narration repose sur un je nommé Marguerite et reprend plusieurs éléments biographiques de ses autres fictions en en proposant un éclairage nouveau. Le récit prend place dans six pays, passant de l’Allemagne à la Tunisie (alors protectorat français1), l’Angleterre, la France, le Canada et l’Éthiopie et s’échelonne sur quelques décennies de l’histoire contemporaine. Il débute avec la Seconde Guerre mondiale et évolue dans le contexte de la lutte pour les droits des femmes.
Seconde Guerre mondiale
La protagoniste a huit ans quand Hitler prend le pouvoir et quinze ans quand la Seconde Guerre mondiale est déclarée. À partir de ce moment où « rien n’est plus comme avant » (p. 17), la brutalité et la violence restent pour Andersen associées aux acteurs de ces crimes. Elle en vient à craindre ceux et celles dont la fonction est « de faire respecter la loi » (p. 41) et à se méfier de « tout homme en uniforme ». (p. 139) Dans La mauvaise mère, la violence vient hanter la sphère de l’intime. L’écriture s’impose comme un dernier rempart afin de la dépasser.
Luttes des femmes
Le personnage principal nous partage son expérience en tant que mère « immigrante / divorcée / femme de carrière / écrivaine / athée » (p. 216), confrontée à de multiples contraintes et formes d’oppression. Elle se heurte notamment au stress, à la fatigue et à une lourde charge physique et mentale. Son expérience s’inscrit dans les transformations majeures de la condition des femmes au 20e siècle. Une double contrainte pèse sur les femmes : elles peuvent maintenant intégrer le marché du travail, mais doivent également être en mesure de remplir seules leurs responsabilités domestiques de mère et d’épouse.
Thématiques – Enjeux
1. La maternité
Lorsqu’Andersen tombe enceinte en 1945, l’avortement est illégal. Puisque le curetage se ferait sans anesthésie et pourrait causer de pénibles douleurs, elle décide d’éviter cette souffrance et de garder l’enfant. Son corps est perçu comme un « obstacle naturel ». (p. 19) La maternité est ainsi pour la protagoniste une source d’inquiétude: « Ne devrais-je pas être heureuse ? Impatiente de l’accueillir ? De le voir ? De le toucher ? » (p.20) À travers le récit, elle tente de comprendre et de définir l’amour maternel.
1- Qu’est-ce qui représente une « bonne mère » pour la protagoniste ?
2- Et inversement, une « mauvaise mère » ?
2. L’émancipation féminine
La norme sociale a longtemps imposé aux femmes de n’être que des mères et de se consacrer à temps plein à leur progéniture en lui sacrifiant tout. Andersen, en tant que mère « immigrante / divorcée / femme de carrière / écrivaine / athée » (p. 216), s’émancipe de ce rôle que la société lui impose. Elle doit quitter ses enfants, changer de pays, se séparer de son mari, chercher à s’améliorer en étudiant, attendre que ses enfants grandissent, se révolter contre des lois sociales non écrites pour accéder à cette « chambre à soi » et devenir créatrice, artiste, écrivaine. Tiraillée entre culpabilité et réalisation de soi, Andersen est, au-delà de la binarité bonne / mauvaise mère, essentiellement une femme en quête d’elle-même qui a longtemps dû « se taire / pour survivre ». (p. 96) Féministe affirmée ayant lutté pour les droits des femmes, Andersen s’inscrit dans une filiation féminine où la solidarité est essentielle à l’émancipation.
1- À quels types de difficulté la protagoniste fait-elle face lorsqu’elle immigre au Canada ?
2- Nommez deux revendications féministes pour lesquelles la protagoniste a lutté pour les générations suivantes.
3. La violence
La violence se manifeste à plusieurs moments dans l’histoire. L’auteure a été témoin de la souffrance causée par la Deuxième Guerre mondiale et des ravages du projet de « purification de race » d’Hitler ayant causé la mort de plusieurs millions d’individus. La vie de la protagoniste est elle aussi empreinte de violence. Elle subit, tout comme ses enfants, la brutalité de son mari. Que ce soit au niveau collectif ou personnel, la violence est un sujet qui peut être difficile à aborder. En l’intégrant dans son récit et en nous faisant part de la souffrance émotionnelle qui en découle, l’auteure nous amène à réfléchir à la violence et à ses conséquences.
1- Lorsque Martin est réfractaire à apprendre les chiffres, le père le bat avec sa ceinture. (p. 65) Après ce premier acte violent envers son fils, pourquoi la narratrice fait-elle un parallèle entre sa situation et l’histoire d’Elie Wiesel ? (p. 66-67)
2- Est-ce que la mère accepte sereinement la décision de son fils de rejoindre l’armée ? Pourquoi ? Donnez deux exemples pour appuyer votre réponse. (p. 182-183)
4. L’écriture de soi
Dans le récit, l’auteure utilise sa vie comme sujet d’écriture. Elle tente de se rapprocher au plus près de sa vérité. Pour la protagoniste, l’écriture permet de découvrir des souvenirs oubliés, de voir son identité changer et évoluer à travers le temps. L’écriture lui permet de mieux se comprendre. L’écriture de soi soulève non seulement la question du rapport à soi, mais aussi celle de l’altérité.
1- Trouvez deux extraits où la narratrice présente sa pensée en toute honnêteté, même si cette vérité peut être difficile à entendre pour son fils. (p. 145-146) Justifiez vos choix.
2- Dans le récit, la protagoniste se demande pourquoi personne dans sa famille ne lui a parlé des livres qu’elle a publiés. Quelle raison invoque-t-elle ? Selon vous, une telle position est-elle défendable ?
Esthétique de l’œuvre
L’aveu
L’auteure puise dans son vécu la matière de son œuvre en posant un regard impitoyable sur elle-même, sa vie et ses choix. L’écriture est transparente, lucide, intime, parsemée d’aveux et de confessions. En effet, dès les premières pages et pour le reste de la narration, l’auteure s’efforce de justifier en quoi elle a été une mauvaise mère. Elle espère s’alléger de l’ensemble de ses fautes, de débarrasser sa conscience du poids de la culpabilité d’avoir abandonné ses enfants en bas âge afin « qu’après on n’en parle […] plus ». (p. 10) Ce projet confessionnel participe aussi d’une quête identitaire puisqu’il permet à l’auteure de mieux se comprendre, de se découvrir, de « voir clair ». (p. 277)
La prose poétique
Marguerite Andersen manifeste sa modernité à travers le choix d’une forme d’écriture particulière, celle des poèmes en prose. La composition typographique est légère et les vers sont courts. Cette forme d’écriture se prête à la confession spontanée d’émotions puisqu’elle crée des images fortes et saccadées qui accélèrent le rythme de la lecture et emportent le lecteur, la lectrice dans l’instant : « La honte. Le dégoût. La rage étouffée. L’oubli impossible. / L’action imaginée. / Les mots dans la tête. / Les mots sans souffle » (p. 81). La transmission des expériences à jamais intériorisées comme la violence, la honte ou la lâcheté se transforment en paroles d’un grand lyrisme. Ce recours à la poétisation des moments vécus amène le lecteur, la lectrice sur la voie du sensible, au plus près de l’émotion vécue.
Dualité linguistique
La narratrice intègre parfois des termes en allemand, sa langue maternelle. Ils s’incrustent dans l’écriture pour nous rappeler les origines de l’écrivaine et la profondeur des sentiments ressentis ; ce qui explique, par exemple, qu’elle utilise Angst pour la honte ou Verboten pour l’interdit. Mais à Tunis, la langue allemande symbolise aussi la brève possibilité d’établir des échanges intellectuels avec un voisin compatriote, et ainsi se redécouvrir européenne en terre africaine.
Ressources
- Ontario creates, « Finaliste du Prix littéraire Trillium 2014 : Marguerite Andersen », (24 juillet 2023).
- Ria Jiles, « [Mar]guerite Andersen, auteure », (24 juillet 2023).
- Unique FM, « Marguerite Andersen et Dominique Demers une voix », (24 juillet 2023).
- Angot, Christine, Léonore, toujours, Paris, Gallimard, coll. « L’Arpenteur », 1994.
- Ernaux, Annie, La femme gelée, Paris, Gallimard, 1981.
Glossaire
L’autofiction
Terme défini en 1977 par Serge Doubrovsky, écrivain, professeur et critique littéraire. L’autofiction est un récit de soi, ancré à la fois dans le réel et dans la fiction, où est mise de l’avant « l’aventure du langage » 1 1 Mangerel, Philippe, « Autofiction : portrait en spirale », Jeu, vol 2, no 171, 2019 (24 juillet 2023) . L’autofiction est donc une autobiographie qui emprunte les formes narratives de la fiction. Dans le cas d’Andersen, La mauvaise mère est à la fois récit, journal, carnet de voyage, prose, confessions, poèmes et nouvelles.
Une « chambre à soi »
Expression tirée de l’essai féministe du même nom, publié en 1929 par l’écrivaine Virginia Woolf 2 2 Fonseca, Christiane, « Une chambre à soi », Cahiers jungiens de psychanalyse, vol 1, no 153, juin 2021 (24 juillet 2023). . Dans cet essai, Woolf souligne l’importance de l’éducation et de l’indépendance des femmes; la nécessité pour elles de se garder un espace dédié à la création artistique. Dans La mauvaise mère, Andersen, tiraillée entre son rôle de mère et d’artiste, va s’émanciper des normes sociales imposées pour accéder à cette « chambre à soi » et devenir créatrice, artiste, écrivaine.
L’écriture de soi
L’auteure puise dans les éléments de son vécu et de sa vie pour construire son récit
3
3 Laurans-Gouvernec, Stéphanie, « L’épreuve autobiographique : quand l’écriture de soi nous invente »,
VST- Vie sociale et traitements, vol 1, no 121, 2014 (24 juillet 2023).
. La mauvaise mère met ainsi en scène trois « je » : l’auteure, la narratrice et le personnage principal qui coexistent à divers moments temporels. L’écriture de soi est une exploration de l’identité, mais aussi du langage et de la mémoire.
Féminisme
La mauvaise mère révèle les dimensions politiques, culturelles, éducationnelles et sociales de la vie des femmes immigrantes de première génération 4 4 Eidinger, Andrea, « Féminisme » (24 juillet 2023). . Des préoccupations personnelles de la protagoniste – qui se manifestent dans sa honte et son sentiment de culpabilité qu’elle éprouve dans son rôle de mère –émergent des préoccupations sociales telles que les normes non écrites imposées aux femmes et la conscientisation féministe et politique. Dans son récit, Andersen se revendique féministe et cherche à tisser des liens de solidarité féminine.
Maternité
La mauvaise mère aborde le rapport de la mère à ses enfants avec franchise et authenticité en révélant la difficulté d’être mère. La maternité soulève des émotions ambiguës et contradictoires qui gravitent autour d’une question centrale : est-ce possible de ne pas aimer ses enfants ? Le récit révèle surtout les contraintes et les attentes imposées aux femmes qui décident de combiner carrière et maternité.
Prose poétique
Forme poétique hybride puisant à la fois dans la narration associée à la prose, mais aussi dans les compositions fragmentaires et le travail de l’image poétique associés à la poésie, tout en rejetant les règles traditionnelles de versification poétique6. La prose poétique permet à Andersen d’élaborer une écriture rythmée et sensible.
Crédits
L’Espace de la diversité reconnaît l’aide financière du Conseil des Arts du Canada, du Conseil des arts et des lettres du Québec, du Conseil des arts de Montréal, de la Société de développement des entreprises culturelles, et de la Fondation Lucie et André Chagnon.
- Conseillère-experte en littérature : Lorrie Jean-Louis
- Consultante pédagogique: Marie Brodeur-Gélinas
- Coordination : Selma Guessous
- Recherche et rédaction : Sabrina Herrera-Roberge
- Révision linguistique : Laurence Poulin
- Conception graphique et mise en page du PDF : Alejandra Núñez
Livres connexes
- 1 Mangerel, Philippe, « Autofiction : portrait en spirale », Jeu, vol 2, no 171, 2019 (24 juillet 2023)
- 2 Fonseca, Christiane, « Une chambre à soi », Cahiers jungiens de psychanalyse, vol 1, no 153, juin 2021 (24 juillet 2023).
- 3 Laurans-Gouvernec, Stéphanie, « L’épreuve autobiographique : quand l’écriture de soi nous invente »,
VST- Vie sociale et traitements, vol 1, no 121, 2014 (24 juillet 2023). - 4 Eidinger, Andrea, « Féminisme » (24 juillet 2023).